SAINT STARETZ SILOUANE l'ATHONITE
Archiprкtre Georges Florovsky
Pиre Silouane йtait un homme humble. Son enseignement йtait pourtant audacieux. Cette audace ne procйdait pas d'un intellect curieux, engagй dans une recherche et un raisonnement spйculatifs. C'йtait une audace qui venait d'une certitude spirituelle, car selon les paroles du Pиre lui-mкme, "ceux qui sont parfait ne disent jamais rien d'eux-mкmes, ils ne disent que ce que l'Esprit leur donne а dire". Le Pиre Silouane, doit certainement кtre comptй parmi ceux qui sont parfaits. Cette "perfection" est le fruit de l'humilitй. Elle peut кtre acquise -et, ce qui n'est pas moins important, elle peut кtre gardйe et prйservйe- seulement par un effort constant et continu d'humiliation volontaire et d'oubli de soi .
Cependant, ce processus d'abnйgation personnel, n'est pas simplement un effort de nйgation. Ce n'est pas seulement un refus, une soustraction ou une rйduction du moi. C'est au contraire un recouvrement du moi vйritable. Ce processus commence par l'effet de l'amour et de la foi. On nie son propre moi pour l'amour du Christ par grand amour pour Lui. Le processus est guidй par un objectif positif. Cet objectif est toujours constructif, c'est "l'acquisition du Saint esprit", comme avait coutume de le dire Saint Sйraphim de Sarov. Il y a lа en effet une tension paradoxale. Le but de la quкte spirituelle est йlevй et ambitieux: consortium divinae naturae , "une participation а la nature Divine" ( 2 Pierre, 1:4). De quelque faзon que l'on interprиte cette phrase surprenante de l'Йcriture, elle signale clairement et distinctement le but ultime de toute existence chrйtienne: "la vie йternelle", la vie "en Christ", "la Communion du Saint Esprit". Les Pиres Grecs utilisent mкme cette expression audacieuse: theosis , "divinisation". Pourtant, la mйthode, c'est-а-dire prйcisйment la voie par laquelle ce but doit кtre atteint, est la mйthode de la renonciation radicale а soi-mкme.
La grвce n'est donnйe qu'aux humbles et aux doux. De plus, l'humilitй elle-mкme n'est jamais une њuvre humaine. C'est toujours un don de Dieu, donnй gratuitement, gratia gratis data . Toute la structure de la vie spirituelle est en effet paradoxale. Les richesses du Royaume sont donnйes seulement aux pauvres, et avec ces richesses, est aussi donnйe l'autoritй. Les humbles ne disent rien de leur propre chef. Pourtant, ils parlent avec autoritй lorsqu'ils doivent jamais parler. Ils ne revendiquent pas l'autoritй pour eux-mкmes, mais ils revendiquent cette autoritй pour ce qui a йtй rйvйlй d'En-Haut, par leur mйdiation. Sinon, ils resteraient silencieux. "Quant а vous, vous avez reзu l'onction du Saint, et vous connaissez toutes choses" ( I Jean, 2:20).
Les paroles de Pиre Silouane sont simples. Il n'y a rien de spectaculaire en elles, si ce n'est leur simplicitй-mкme. Il n'avait pas de "rйvйlations" spйciales а dйvoiler. Il parlait habituellement de choses communes. Pourtant, il parlait d'une maniиre peu commune de ces choses communes. Il parlait а partir de son expйrience personnelle.
L'Amour est а la fois le point de dйpart et le cњur de l'effort chrйtien, mais la "nouveautй" de l'Amour Chrйtien est souvent ignorйe et rejetйe. Selon le Christ lui-mкme, le seul vйritable Amour est "l'amour des ennemis". Ce n'est en aucun cas un conseil super rogatoire, et ce n'est pas non plus quelque chose que l'on peut librement choisir ou laisser а sa guise. C'est plutфt le premier critиre et la marque distinctive de l'Amour vйritable. Saint Paul insista aussi beaucoup sur ce point. Dieu nous aima alors que nous йtions Ses ennemis. La Croix elle-mкme est le symbole et le signe йternels de cet Amour. Alors les chrйtiens doivent partager cet Amour rйdempteur de leur Seigneur, sinon, ils ne peuvent pas "demeurer dans cet Amour". Pиre Silouane, ne parlait pas seulement de l'Amour. Il le mettait en pratique. D'une maniиre humble et pourtant audacieuse, il consacra sa vie а la priиre pour les ennemis, pour le monde mortel et hostile.
Cette priиre est une entreprise dangereuse et ambigьe, а moins qu'elle ne soit offerte avec une totale humilitй. On peut кtre conscient de son amour et alors il se dйtruit et s'infecte par la vanitй et l'orgueil. On ne peut aimer purement, si ce n'est avec l'amour du Christ Lui-mкme, infusй et opйrant dans un cњur humble. On ne peut кtre un "saint", si on ne sait que l'on est soi-mкme un "misйrable pйcheur", avec un grand besoin d'aide et de pardon. Et pourtant la grвce de Dieu efface toute souillure et guйrit toute infirmitй. La gloire des saints est manifestйe dans leur humilitй, de mкme que la gloire du [Fils] Unique a йtй manifestйe dans l'humiliation totale de Sa vie terrestre. L'Amour lui-mкme a йtй crucifiй dans le monde.
Dans son cheminement spirituel, Pиre Silouane a connu la triste expйrience de la "sombre nuit", de la solitude et de l'abandon complets, et pourtant il n'y avait rien de macabre ou de morbide en lui. Il йtait toujours calme et tranquille, toujours rayonnant de joie. C'йtait une joie en Christ, trиs diffйrente en fait de toute autre joie terrestre. Ainsi que nous l'apprenons par l'histoire de sa vie, cette joie fut acquise par une lutte longue et exigeante, par un incessant "combat invisible". Abandonnй а lui-mкme, l'homme est au dйsespoir et а l'abandon. La Salut est uniquement dans le Seigneur. L'вme doit s'attacher а Lui. L'homme n'est jamais laissй seul, sauf s'il choisit lui-mкme de quitter Dieu. Pиre Silouane savait par expйrience les terreurs et les dangers des tйnиbres extйrieures, mais il apprit aussi par expйrience l'immensitй de l'Amour Divin qui brille aussi au-dessus des abоmes des йpreuves , des tourments et de la tribulation, prйcisйment parce que Dieu est Amour.
Pиre Silouane est partie intйgrante d'une longue et vйnйrable tradition. Il y eut dans chaque gйnйration une nuйe de tйmoins des Mystиres du Royaume. Notre drame est que nous ne les connaissons pas et que nous ne soucions ni d'eux ni de leur tйmoignage. Nous sommes submergйs par les soucis du monde. L'histoire de Pиre Silouane est un rappel opportun pour notre gйnйration de cet unique "bien" qui ne peut кtre repris. C'est aussi une invitation au pйlerinage de la foi et de l'espйrance.
Harvard Divinity School 1958